Enfant, il s’entraînait à buter du pied droit, lui le gaucher, en s’imaginant qu’il «permettait à l’Angleterre de remporter la Coupe du monde d’un drop», selon ses propres mots. Jonny n’a jamais tué l’enfant qui est en lui car son rêve est devenu réalité en 2003, face à l’Australie, à Sydney.Nous y étions.
En attendant, sa mère Philippa, qui le récupérait à l’heure de la soupe, la nuit tombée, sur le terrain qui jouxtait la maison familiale, ne se doutait pas que son cadet quitterait la banlieue de Londres pour rejoindre Newcastle, tout au nord, en suivant son entraîneur de rugby au lycée, l’international Steve Bates, contracté pour coacher les Falcons.
Il n’a pas encore 18 ans, Jonny Wilkinson, quand il devient, sous le maillot noir et blanc, le premier enfant du professionnalisme. Il ne disputa que onze matches durant la première saison, et fit ses classes au centre aux côtés de Rob Andrew, l’ex-ouvreur du XV d’Angleterre. Quelques mois plus tard, il devenait titulaire en dix et débutait, comme remplaçant, avec la Rose.
Qui ne l’a pas vu tôt le matin arriver le premier pour sa séance de jeu aux pieds ne sait rien de ses penchants monomaniaques. Dégagements, chandelles, drops et buts : seize ogives retombaient là où il le souhaitait, véritable ballet de ballons. Lui restait solitaire. Personne n’osait l’importuner. Il butait, seul, d’un côté à l’autre du terrain, pendant une heure.
Puis il participait à l’entraînement collectif du club avant de s’infliger une autre séance de jeu au pied, toujours seul, tandis que ses partenaires, incrédules, le regardaient taper. Eux, ils étaient au chaud dans le club-house, le nez collé aux vitres, et se demandaient comme ce type-là pouvait faire pour aligner ainsi les séances dans la bruine.
S’il pleuvait trop, Jonny louait un vaste hangar à quelques kilomètres de Newcastle pour s’entraîner à l’abri. Mais ce n’était pas assez. Il se rendait dans une salle de sports, dont il privatisait gentiment un des angles, pour effectuer sa musculation spécifique à base de renforcement des épaules – qui étaient devenues fragiles à force de plaquages. Il pouvait aussi rejoindre son préparateur physique personnel pour travailler avec des medecine balls et frapper dans des sacs de sable.
Entre 1998 et 2008, quand il ne pensait pas, ne mangeait pas, ne vivait pas rugby, Jonny Wilkinson organisait son temps avec ses différents sponsors et terminait la journée en défiant son frère ainé, Mark, au golf ou au tennis de table dans le garage d’une villa qu’ils partageaient. Ses rares moments de solitude sans balle ovale, il les occupait à gratter une guitare sur des accords de Red Hot Chili Peppers.
Après 2003, pour espérer obtenir une interview, il fallait s’y prendre au minimum trois mois à l’avance. Et encore, sans garantie de succès. Je l’ai une fois expérimenté à mes dépens… Puis Jonny débarqua à Toulon en 2009. Et s’ouvrit enfin. Un an plus tard, Toulon disputait une finale, celle du Challenge européen, après dix-huit saisons de disette. En 2012, deux finales (Challenge et Top 14) ; en 2013, deux finales, mais une gagnée (H-Cup) ; jusqu’au Graal, ce doublé H Cup-Top 14, jamais touché par aucun club.
La part de Jonny dans ce récent palmarès ? On la mesurera la saison prochaine, puisqu’il ne jouera plus. Qui peut le remplacer ? Michalak, Giteau ? On annonce Dan Carter en 2015: il fallait au moins cela. Le roi est mort, mais crier vive le roi est un peu prématuré. Toulon a placé la barre très haut. Machine à gagner construite recrutement après recrutement, cette équipe a érigé le sang-froid et le pragmatisme en vertus et je suis le premier à écrire que ce n’est pas toujours passionnant à suivre. Mais elle a aussi montré une âme à toute heure. Car on ne réussit pas un tel exploit, double, sans un supplément de tripes et de cœur.