Même pas peur


I
Il y a des jours, comme ça, voire des semaines, où parler de rugby et de sport en général semble vraiment futile ; on se demande à quoi cela peut bien servir ; et puis il y a des instants qui vous réconcilient avec la foule des stades et les mauvais rebonds de la vie, des moments comme il y en a eu beaucoup avant les coups d’envoi, des fulgurances aussi chargées en symbolique que fut l’avant-match à Toulon. A côté de moi, j’ai vu une collègue pleurer d’émotion devant les joueurs des deux équipes mêlés, entendu le silence de l’hommage, le remarquable discours de Mourad Boudjellal qui fut l’éditeur de Charb et de Tignous, puis la longue salve d’applaudissements à Mayol.
Il faut juste espérer que cela, les quatre millions et quelques de manifestants en France et ailleurs, les solidarités et les expressions, mais aussi les accolades et les étreintes, débouchent sur de vraies avancées. Comment, disait Mourad Boudjellal, des gamins désenchantés peuvent-ils devenir ainsi des barbares, monstres sanguinaires ? Comme le président du RCT, nous devons nous poser cette question, la seule qui vaille en ces temps de crise. Il est de notre responsabilité d’empêcher que le drâme recommence et pas obligatoirement en reportant la faute sur les autres, la société, les élus, les mêmes qui défilaient groupés par bouquets mais réduisent depuis vingt ans le nombre de policiers, d’instituteurs, de professeurs et d’assistants sociaux… Parce qu’on sent bien, tous autant que nous sommes, que ces deux attentats peuvent préluder à d’autres horreurs.
On a vu tous les chefs en ligne de face, dimanche, mais ce qui m’a marqué, aussi et parce qu’il faut bien revenir ici au futile afin de le joindre à l’agréable, ce sont les chefs de la ligne de trois-quarts, ces Besagne Globe Trotters sur scène à Mayol, Leigh Halfpenny, Drew Mitchell, Bryan Habana, Matt Giteau et Maxime Mermoz improvisant sur les thèmes lancés par leur nouveau chef d’orchestre, j’ai nommé Juan Martin «El Mago» Hernandez, qui revient en pleine lumière.
Hernandez l’Argentin, aussi bon à la main qu’au pied, aussi bon à droite qu’à gauche, par devant, par-dessus, au ras et par derrière, est un régal pour les yeux, comme l’était Didier Codorniou avant lui. Mais le retour du magicien, avec ce premier match sur la rade, déclenche forcément une réflexion. Pour Codor, on se demandait pourquoi fallait-il, durant l’ère Fouroux, un poids minimum au centre en équipe de France pour espérer décrocher une sélection. Entre 1981 et 1984, le «Petit Prince» était néanmoins parvenu à s’installer au coeur de l’attaque, associé à Roland Bertranne, Christian Belascain puis Philippe Sella, pour éclairer le jeu tricolore de ses passes millimétrées. 
Hernandez, lui, nous pose un autre problème : en seulement un match et quelques entraînements, il a dirigé le jeu varois comme s’il avait toujours porté le muguet, délivré des passes improbables pour libérer le mouvement alors qu’on nous casse les oreilles en assurant qu’il faut du temps, à l’ouverture, pour s’imposer. Lui, il y est immédiatement parvenu. Autour de lui, bien sûr, des génies, des géants, de purs talents qui n’aiment pas les carcans. Ça aide. Mais il faut croire que c’est réciproque. Hernandez a hissé ses partenaires en distillant, en variant, en imprimant, en déposant.
Au moment où Philippe Saint-André et ses adjoints vont choisir leurs demis d’ouvertures pour le stage de préparation au Tournoi des Six Nations 2015, au moment où le Castrais Rémi Talès, le Clermontois Camille Lopez, le Bordelais Pierre Bernard et le Parisien Jules Plisson tentent beaucoup pour s’installer en bleu avec le numéro dix dans le dos à quelques mois du Mondial, Juan Martin Hernandez, lui, a simplement joué avec naturel et fluidité, souplesse et subtilité.
Ça fait du bien mais ça fait mal. Le talent ne se commande pas. Il se cultive. Il faut le chérir, comme la liberté. Mais les joueurs ne sont pas égaux devant la grâce. Un demi capable de l’ouvrir, voilà ce qu’il nous faut. L’ouvreur est une clé, un donneur de tempo, celui qui inspire tout en nous faisant respirer le jeu. Nous ne l’avons pas encore trouvé malgré toutes nos recherches. Depuis Titou Lamaison et le meilleur de Frédéric Michalak, nous tâtonnons, nous hésitons.
Hernandez, il a pris pour lui le slogan lu place de la République, dans la tribune de Jean-Bouin et ailleurs : «Même pas peur». Pas peur des consignes restrictives (à Toulon, il n’y en avait pas, samedi), pas peur de mal faire, de trop tenter, d’aller dans l’excès, de se faire plaisir ; pas peur de se lancer, d’être une cible facilement identifiable pour la défense adverse. Aucune crainte au moment de jouer les ballons les plus difficiles, de se remettre en question, de revenir dans le Top 14 au sein d’un effectif pléthorique saturé de sélections. Parce qu’il ne faut pas avoir peur, au rugby comme dans la vie, des causes que l’on dit perdues. Ce sont les plus belles
P.S. : merci à toutes et tous pour l’effort qui consiste à faire de ce blog le lieu de tous les échanges, mais seulement à visage découvert.

Ce contenu a été publié dans rugby. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.