Dans le nuit du 24 au 25 février 2005 s’éteignait Jean Prat. Deux jours plus tard, le XV de France affrontait le Pays de Galles au Stade de France et s’inclinait, 18-24. Dix ans déjà que « Mister Rugby » nous a quitté. John, comme l’appelaient ses amis. Après deux sélections, il avait «compris que le rugby n’était pas seulement un sport mais une façon d’être et de se comporter.» Et d’ajouter : «Ce qui fait l’attrait du rugby, c’est le plaisir des yeux et des mains.»
Voilà quelle était la teneur de notre échange téléphonique, ce 7 janvier 2005. Trois ans plus tôt, je l’avais accompagné à Twickenham pour les besoins d’un reportage publié dans L’Equipe Magazine. Chez lui, à Lourdes, il m’attendait sur le perron. Son sac était prêt depuis la veille et je me demande s’il n’y avait pas glissé ses crampons. Nous avons passé trois jours, sur Richmond, dans Twickenham et au cœur de Londres, à parler de rugby, et aussi des belles anglaises, ces voitures de sport stylées qu’il aimait tant.
Jean Prat évoquait le rugby mais en filigrane, il s’agissait de la vie. La sienne était ovale. Il en maîtrisait les rebonds. Le principe de la passe était premier. Il ne pouvait y avoir, pour lui, de rugby sans passe. Elle était le sésame de ce jeu. Ah, oui, j’allais oublier de vous le signaler : Jean Prat parlait du rugby comme d’un jeu. Pas comme d’un sport. Mais on sentait bien derrière ça qu’il définissait en permanence les contours d’une discipline. Quasiment d’une ascèse.
Quand il parlait, Jean Prat manipulait les mots. Il les employait avec précision, et je ne sais plus si nous parlions des passes ou des concepts. Il avait la phrase du jeu au bout des doigts, dont certains étaient cassés à force d’avoir plaqué. Je revois son visage, émacié malgré l’âge. J’entends encore ses phrases courtes. Elles claquaient. Ponctuées de longs silences, comme pour en mesurer la portée, l’effet.
Mon parrain en rugby, Jacky Adole, dans son ouvrage intitulé «Mon sac de rugby» (éditions Atlantica) raconte comment, affrontant au stade Marcel-Deflandre l’orchestre rouge et bleu des Lourdais de la grande époque, celle de la fin des années 50, il avait été suffoqué d’entendre Jean Prat engueuler un de ses partenaires pour un «deux contre un» conclu par une feinte de passe et un essai d’«égoïste» alors que le jeu appelait à la fixation et à la passe pour le décalage.
La légende, mais avec Jean Prat, elle se rapproche de la réalité, raconte qu’il avait même mis un jour une claque à son frère Maurice pour avoir vendangé semblable offrande ; Maurice, ce cadet forgé au feu des entraînements maniaques de son capitaine et ainé tellement aimé, jusqu’à devenir international à son tour… Jean Prat, pour des joueurs du charisme de Jean-Pierre Rives et Walter Spanghero, représentait le rugby dans toute son exigence, dans toute sa pureté. Eux aussi savaient.
Battu par les Gallois en 1955 à Colombes alors que le XV de France pouvait remporter pour la première fois un Grand Chelem, c’est par eux et sur leurs épaules que Jean Prat fut porté en triomphe. Sa « der » dans le Tournoi des Cinq Nations fut celle d’un géant hissé par ses adversaires. On trouvera difficilement plus grande marque de respect.
Je vous avais promis qu’en aucun cas d’ici la fin du Tournoi je ne plomberais l’ambiance en évoquant les Tricolores d’aujourd’hui. Nous avons mieux à faire. Samedi, à 18 h, au moment des hymnes, je voudrais que vous portiez avec moi un toast à la mémoire de Jean Prat. Ma flasque, en tribune de presse du Stade de France, sera remplie de Cognac.
Ami(e)s de Côté Ouvert, nous aurons une pensée pour cet homme qui a posé les fondations du XV de France. Avant lui, ce n’était qu’une sélection composée de joueurs venus d’horizons différents. Avec lui, entre 1945 et 1955, troisième-ligne aile de soutien, capitaine et buteur, est né notre jeu. Pour les Anglais, avares de compliments, Jean Prat personnifiait le rugby. Pour nous, ad vitam aeternam, il en est l’âme bleue. Il y a dix ans, ces cendres ont été dispersées par sa compagne, Marie-Josèphe, autour du lac des Aires, dans le cirque de Troumouse. Mais il est toujours là, assis en tribune, à regarder jouer le XV de France. Bon match, Jean !