Twickenham fort rêveur

Entre 1951 et 2005, on ne compte que dix victoires françaises à Twickenham dans le Tournoi. En affinant davantage le contenu, deux seulement depuis que le rugby est pro et une seule depuis l’existence du Six Nations. En tant que skipper, Thierry Dusautoir, malgré ses cinquante capitanats, n’y a jamais gagné, contrairement à quelques grands noms, comme Guy Basquet, Jean Prat, Jacques Fouroux, Jean-Pierre Rives (deux fois), Daniel Dubroca, Abdel Benazzi et Fabien Pelous, mais aussi, et c’est plus surprenant, Christian Darrouy et Claude Dourthe, qu’on n’attend pas à pareille fête.
Du dernier succès, en 2005, ne restent en activité que Damien Traille, Nicolas Mas, Julien Bonnaire parmi les titulaires, Gregory Lamboley, Yannick Nyanga, Frédéric Michalak et Jean-Philippe Grandclaude chez les remplaçants. Dix ans, c’est loin. C’est l’équivalent d’une génération renouvelée, un agrégat de nouveaux noms qui rêvent de passer à la postérité. Mais pour cela, il leur faut un succès. Cette génération n’a jamais aperçu de faille dans le Temple du rugby. La trouvera-t-elle, samedi ?
Des dix succès français à Twickenham, il en est un qui me plaît davantage que les autres. Souvent, on ne sait pas pourquoi on préfère tel exploit à tel autre.  A cause d’une madeleine, d’une pinte de lager, d’une heureuse compagnie, quelque chose d’indéfinissable…  Mais là, en l’occurrence, je connais parfaitement les raisons qui me font avancer cette victoire à Twickenham plutôt qu’une autre. Parce qu’elle évoque tout ce qu’il est nécessaire de présenter, d’exprimer et de partager pour jouer au rugby. Elle sert de générique à toutes celles qui la précédèrent et qui la suivirent.
Le 1er mars 1997, le XV de France se présente à Twickenham avec quelques «Marie-Louise». C’est la deuxième apparition de l’ailier berjallien Laurent Leflamand dans le Tournoi. Christophe Lamaison découvre lui aussi cette compétition, et pour la première fois au centre. L’autre ailier berjallien, David Venditti, a réussi un « coup du chapeau » en Irlande mais il ne connaît rien de Twickenham, tout comme le deuxième-ligne toulousain Hugues Miorin. Quant à Olivier Magne, c’est bien simple, il étrenne sa première titularisation. Un bonheur qu’il garde encore en mémoire. Parmi les remplaçants, on relève les noms de Ugo Mola (zéro sélection) et David Aucagne (une sélection).
Dans le vestiaire, avant le match, le capitaine prend la parole. Pour la première fois dans l’histoire du XV de France, il s’agit d’un «étranger» – je déteste ce mot sauf quand il s’agit d’un ouvrage d’Albert Camus. Il faut imaginer le vestiaire «visiteurs» de Twickenham, ses murs blancs, ses étroits casiers, ses bancs de bois, ses baignoires deux places en guise de douche. Un Marocain, Abdelatif Benazzi, parle de l’honneur de porter le maillot, de ce que représente le rugby français, des tripes qu’il va falloir sortir et du cœur qu’il faudra donner, tout à l’heure.
Le match ? Le troisième-ligne aile Lawrence Dallaglio, majestueux au moment de traverser seul la défense française, inscrit un essai galactique juste avant la fin de la première période. Comme l’ouvreur Paul Grayson est en réussite, à la mi-temps, la France est menée 14-6. Le score est flatteur pour les coéquipiers de Benazzi et n’indique pas la domination anglaise. D’autant que Grayson passe un but et un drop pour distancer les Tricolores, 20-6. A la cinquante-deuxième minute, on croit ce XV de France sonné pour le compte. Twickenham gronde de plaisir.
Que dire de la suite sans utiliser de superlatifs, sans tomber dans l’emphase ? Ceux qui n’ont pas vu ce match diront que j’affabule. Heureusement, il y a des images. Sinon, on pourrait croire à l’épopée forcée pour vendre du papier. Pour rester sobre, disons que beaucoup de fierté et d’amour-propre, une grosse mêlée, des plaquages désintégrants et des relances tranchantes permirent à cette équipe de remonter son handicap au score en inscrivant dix-sept points d’affilée entre la soixante-deuxième et la soixante-quinzième minute pour l’emporter 23-20.
Samedi, les coéquipiers de Dusautoir auront face à eux ce genre de défi à relever. Un territoire hostile, un adversaire porté par son public, la victoire finale dans le Tournoi à portée de mains. L’idéal pour s’étalonner et surtout commencer à construire une aventure humaine. Dix ans que les Tricolores ne l’ont pas emporté à Twickenham. Pour écrire leur histoire, il leur faudra agréger en une heure et demie toutes les bonnes séquences présentées par bribes depuis un peu plus de trois saisons. C’est possible. Se dire aussi que l’Ecosse a su faire déjouer les Anglais et l’Irlande les faire chuter.

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