Vic en Béarn

Carter, Slade, Smith, Nonu. La marque noire fait recette. Un champion du monde en haut de l’affiche et parfois deux, comme c’est le cas pour Pau. Les premiers rôles sont désormais distribués et la terre du bon maire François en récolte davantage que les autres. Le All Black n’est pas bon marché mais la Section a décidé de mettre les bouchées doubles pour animer son milieu de terrain. Ailleurs, à Montpellier et à Bordeaux, on attend de voir à l’œuvre les Springboks et les Wallabies. Le Vert galant, lui, vérifie son total.
Dès qu’il a posé le pied sous les Pyrénées, Colin Slade s’est écrié, en conférence de presse : « Ca ressemble à la Nouvelle-Zélande. » Opération marketing et communication bien menée. Associer ainsi le Béarn et l’île du long nuage blanc aura peut-être de quoi susciter des vocations à terme, court ou moyen, dans le cas, fort probable, où d’autres All Blacks ou à défaut de simples kiwis seraient tentés par l’aventure paloise, pour peu que la Section se maintienne, ce qui n’est pas gagné d’avance dans un bas de tableau relevé.
Slade et Smith au Hameau, ça me rappelle ma rencontre avec Vic Yates à Awanui*. Nuit tombée, bar entre deux villages en bord de forêt, au croisement de départementales. Odeurs de parfum bon marché, de bière renversée sur la moquette épaisse, de poussière collée au bois des étagères encombrées de bouteilles d’alcool aux trois-quarts vide, et d’urine quand la porte des toilettes, à battants, s’ouvre pour laisser entrer ou sortir un client. Pénombre. Le son mat d’une canne de billard sur la boule. Les murmures de discussion. La télévision allumée.
Vic Yates est au bar. Accoudé. Un colosse de presque soixante-cinq ans qui en parait quinze de moins. Taillé comme Benoit Dauga, dur comme Marc Cecillon, le visage de Jack Palance. Grand donc, costaud, émacié. Une petite poignée de sélections avec les All Blacks alors qu’il en aurait mérité dix fois plus. Passé au XIII pour subvenir aux besoins de sa famille. Et surtout fâché avec le capitaine emblématique de l’époque, le pilier Wilson Whineray qui deviendra Sir. Une vie comme un roman, hachée comme le torrent de Délivrance. Sacrée rencontre.
Cinq pintes plus tard, Vic Yates me raconte qu’il a failli jouer à Pau et me demande comment va François Moncla. Il évoque la tournée de l’équipe de France en 1961 à l’issue de laquelle le capitaine tricolore et lui scellèrent brièvement une amitié durable malgré l’éloignement. Il a apporté une lettre, froissée par le temps, écrite par François « Les Bas Bleus » de retour en France dans laquelle il est question qu’il vienne jouer pour la Section Paloise. Vic Yates m’avoua qu’il a hésité longtemps mais finit par se rendre à l’évidence : ses parents et sa famille avaient besoin de lui ici, dans le nord de l’île du nord. Il resta à North Harbour et Whangarei.
Cette lettre était pour lui une ouverture sur l’ailleurs quand sa vie commença à basculer du mauvais côté. Elle lui rappelait qu’il avait été quelqu’un, qu’on aurait aimé jouer à ses côtés, là-bas, en France, à Pau, une ville sous les Pyrénées. Et Moncla avait ajouté : « Dans une région, le Béarn, qui ressemble un peu à la Nouvelle-Zélande. » Colin Slade n’a jamais lu cette lettre, Vic Yates est décédé il y a maintenant sept ans, il fallut attendre 1970 pour que deux All Blacks, l’ailier Mike O’Callaghan et le demi de mêlée Chris Laidlaw jouent en France – l’un à Poitiers, l’autre à Lyon. Le Béarn, lui, s’y est mis avec beaucoup de retard. Je ne sais pas si François Moncla se rend régulièrement au Hameau mais s’il n’y est pas, un peu de lui et de Vic s’y trouvent. On porte toujours l’histoire des autres quand on enfile un maillot.
Vic Yates était maori. Bagarreur, colérique, éruptif, susceptible mais aussi généreux et chaleureux. Il avait entendu dire que Christian Califano s’était fait tatouer. Hommage à une culture dont l’ancien tricolore est devenu l’ambassadeur en France après avoir été le pilier des Auckland Blues en Super 12. Christian, qui porte l’âme des guerriers sur la peau de son dos, était à Pau il y a peu, à l’invitation du club qui fêtait son retour dans l’élite et le début de sa saison aux milieu des sponsors. Sans Conrad Smith ni Colin Slade. Le rugby aime boucler ainsi des cercles vertueux.
* Rugby Land (éd. Philippe Rey, 2011)

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