Pour voir du jeu, il fallait acheter un billet pour Agen ou La Rochelle, voire prendre le shuttle, direction Adams Park. En tout cas, pas débarquer sur Lille. A moins, le week-end dernier, d’être un supporteur inconditionnel des quatre équipes du Top 14 en lice pour décrocher le ticket final. Et le pire, c’est qu’ils n’étaient pas nombreux, dans les travées de Pierre-Mauroy, oriflammes et drapeaux au vent, cornes de brume à l’avenant.
Nous vivons l’ère du «Rugby 2.0», selon l’expression inventée par mon confrère Bertrand Lagacherie pour lequipe.fr. L’ère des joueurs préparés à se rentrer dans la gueule pendant presque deux heures sans broncher, l’ère des essais à zéro passe, l’ère des considérations tactiques hermétiques, de la prise systématique du milieu du terrain à coups d’épaules et de casques, des buteurs métronomiques dont le moindre tir dévissé déclenche une alerte, des… rrrrr. Pardon, je me suis endormi.
Au final, que gardera-t-on de Lille ? Du monde dans les rues, une droite sur Vincent Moscato (même pas mal) et son sang-froid face à un pseudo-supporteur alcoolisé ; l’erreur de jugement du coach Galthié qui a passé beaucoup de temps à promouvoir son livre, le mois dernier, et un peu moins à lire le règlement en cas d’égalité en phase finale ; les défaites du Racing-Métro et de Montpellier plutôt que les succès de Toulon et de Castres.
En effet, il m’a semblé que les Franciliens, parfaitement à l’aise dans le rôle du défenseur-récupérateur-contreur qui leur avait réussi à Toulouse, n’ont pas été capables de prendre la mesure d’un RCT monolithique en tapant comme des sourds sur la ligne d’avantage. Et qu’est-ce qu’on s’est emmerdé… Les Héraultais, eux, hérauts du jeu de passes, ont été si maladroits qu’il leur était impossible de terminer des actions pourtant bien imaginées. Heureusement que le suspense a compensé le contenu, sinon cette deuxième demi-finale menaçait elle aussi d’enlisement.
Du jeu millimétré, avec feintes, leurres, sautées, redoublées, prises d’intervalle, passes au cordeau, j’en ai vu durant tout un dimanche à suivre ProD2 et barrage de Coupe d’Europe. Il est donc possible, c’est confirmé, d’attaquer en première main derrière une phase statique, de prendre et de donner du plaisir, de sortir de ce que nous appelions, en 1988, le «Rambo-rugby», pratique physico-physique sans regard pour le partenaire, sans intention de prolonger le mouvement, un jeu qui allait – déjà – très vite au sol et nous les brisait en petits tas.
Mais on ne donne pas de note artistique en phase finale. C’est la loi du genre. C’est à cette aune que le RCT est en passe de marquer l’histoire. De finale en finale, un titre européen à la clé la saison passée, les Varois montent en gamme. Ils vont enchaîner l’impossible, à savoir un sacre en H-Cup pour un doublé, le dernier du genre avant la passage à l’ERCC made in Suisse, et un autre en Top 14, attendu sur la Rade depuis 1992. Après Lourdes, Béziers puis Toulouse, voici s’installer Toulon.
Habana, Armitage brothers, Wilkinson, Giteau, Fernandez-Lobbe, les deux Smith, Botha, Williams, Hayman, Burden… Une équipe star constellée d’étoiles telle qu’en rêve le foot français, PSG mis à part. Soit le Barça, le Real ou le Bayern du Top 14, à vous de choisir. Et on en oublierait Bastareaud ; et Michalak, remplaçant de luxe polyvalent, voire Mermoz relégué faire-valoir : c’est dire la richesse de l’effectif.
Cette dream team, certes montée de toutes pièces à grands coups d’euros, prend aujourd’hui le pouvoir. On voit bien que Toulouse et Clermont ne peuvent plus suivre le rythme, que le Racing-Métro, le Stade Français et Montpellier, malgré leurs efforts considérables, n’y sont pas encore. Biarritz, finaliste européen, champion de France, a été finalement lâché dans la course à l’armement. C’est aussi ça, le «rugby 2.0». Et ça fait reset.