Au plus haut

Après le tableau le drapeau. Noir. Capitaine Richie McCaw s’arrête, et la légende Jonah Lomu s’en est allée. Reste l’horreur qui flotte encore, malheureusement, autour de nous. Ces deux All Blacks représentaient l’honneur d’une nation, d’un sport. Ils laissent derrière eux des records pour être battus. Ou pas. Mais surtout des regrets. Richie de n’avoir pas su rester plus souvent debout, Jonah de l’avoir été trop peu, bloqué sur la ligne des quarante.
Richie, coquin de sol, sera pilote d’hélicoptère. Désormais, la seule ligne qu’il ne pourra pas dépasser, c’est l’horizon sans cesse renouvelé d’une vie qui ne passera pas par la case «chéquier». Il en sort grandi en attendant d’être anobli. Jonah lui aussi est au ciel. Il y croyait. Et n’oubliait jamais une pensée pour ses adversaires, afin qu’ils ne soient pas blessés durant le match. Car il n’avait que des amis.
Derrière McCaw, je ne sais pas qui il y a eu, qui il y avait. Mais derrière Lomu, beaucoup d’amour. C’est bien de ça dont nous avons besoin en ce moment. Je n’oublierai pas cet été 2000 où nous nous sommes rendus un dimanche, mon copain Michel Deschamps, photographe, et moi, sur les traces de Jonah, trente kilomètres au sud d’Auckland, entre les vallons, pour dénicher Wesley College*.
Monsieur Palivi. Amanaki de son prénom. Trapu comme un moine. Homme de convictions. Sa maison est à l’entrée de l’établissement. Entre la route départementale et la cour principale. Au milieu, sur la droite, en contre-bas, des terrains ; au moins trois. C’est là que débuta Jonah. Après avoir jeté sa rage, sa colère et sa frustration d’enfant battu par son père, déformé par la rue, au milieu d’une violence absolue.
Jonah, déscolarisé, désabusé, n’aimait personne. Même pas lui. Il cherchait la bagarre. Jusqu’au jour où il trouva une paire de gants de boxe devant la porte de sa chambre, accompagnée d’un billet signé de M. Palavi l’encourageant à aller cogner dans un sac de sable plutôt que de continuer à jouer les petites frappes. Le prof en tongs venait d’infléchir la pente naturelle de celui qu’on appellerait cinq ans plus tard l’homme montage.
Il faut un village pour élever un enfant. Il faut surtout de l’amour. Lomu en a trouvé autour de lui, mère, épouses, éducateurs, mais aussi coéquipiers, agents, sponsors et adversaires. Jamais joueur n’a été autant apprécié, respecté, ne s’est lié d’autant d’amitiés. A l’unanimité. Jamais aussi joueur n’aura été comme lui plus grand qu’une équipe et pas n’importe laquelle : celle des All Blacks.
Deux étoiles se sont éloignées : McCaw et Lomu. Elles éclairent les extrémités du long nuage blanc, cette île double et ovale qui règne sur les terrains depuis que le rugby s’est ouvert aux voyages. L’un est un parangon d’altruisme, capitaine d’exemple, figure tutélaire froide comme un règlement, plus fin qu’une ligne de hors-jeu. L’autre est une légende, LA légende, ailier volcanique et inconstant, totem emblématique d’un sport devenu professionnel, personnage de jeu vidéo.
McCaw symbolisera sans doute longtemps les All Blacks, Lomu était plus grand qu’eux. McCaw réunissait les valeurs de cette discipline, Lomu les a dépassé, créant une zone d’expression où il était seul à entrer. Habana, Campese, Blanco, Wilkinson, O’Driscoll ? Juste derrière. Pas loin, mais derrière. McCaw se plaçait au milieu, Lomu plus haut. C’est d’ailleurs là où il s’est engouffré.
L’un, dont le numéro, le profil, le sourire, les épaules, resteront gravées dans l’imaginaire, n’a jamais remporté le trophée Webb-Ellis. Mais il est champion. L’autre l’a soulevé deux fois. Et même de suite. Mais on n’entre pas dans la légende uniquement avec des titres. Voilà qui mérite réflexion. Ceux qui sacrifient beaucoup pour une quête au bouclier à la coupe doivent savoir qu’à la fin ce qui compte – ce qui compte vraiment – ne s’achète pas.
Que serait devenu Jonah Lomu, petit cogneur à la dérive dans South Auckland, sans une mère aimante mais assez lucide pour l’obliger à quitter l’enfer des rues et rejoindre une institution scolaire pour enfants en difficulté ? Sans un éducateur avisé ? Sans le rugby ? En ces jours de destruction, face à ceux qui sèment la désolation, se rappeler que le sport collectif est – à l’égal des champs artistiques et des terrasses de café où nous ne cesserons de nous asseoir – un morceau d’humanité à partager. Un art de vivre.
*Rugby Land (Editions Philippe Rey, 2011)

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