Mac Orlan, Gracq, Blondin, Giraudoux, Lacouture, Capron, Tillinac, Dubois, Embareck, Dessaint : les écrivains français et le rugby entretiennent un lien privilégié. Et la Nouvelle-Zélande rêve de remporter le trophée Webb-Ellis pour la deuxième fois consécutive. Rencontre avec Charles Juliet, un des rares à s’être rendu au pays du long nuage blanc. Par un autre écrivain, Benoit Jeantet*. C’est cadeau.
«En gare de Lyon-Perrache, quel temps pouvait-il faire à l’autre bout du monde ? Repenser à la Nouvelle-Zélande, c’est convoquer l’image poétique d’un pays enraciné dans le mythe par la seule magie d’un maillot noir. Revenir aussi au livre éponyme de Charles Juliet. Le but de notre voyage à Lyon : le rencontrer, à la lumière du journal qu’il a tenu entre août 2003 et janvier 2004.
En haut de la volée de marches menant du quai à la salle des pas perdus, sa silhouette timide apparait en retrait. Pardessus bleu nuit. Foulard noué autour du cou. Charles Juliet et son élégance stricte. Visage émacié. Traits rudes sculptés dans le dur de l’existence. Une poignée de main cordiale. Il nous invite à le suivre dans les rues de Lyon presqu’île. De cette moitié d’île à cette île absolue qu’est la Nouvelle-Zélande.
Etre à l’écoute et savoir regarder au-delà des choses et de leurs apparences : le propre des grands écrivains. Ami de Beckett. Confident des peintres. Romancier, poète et dramaturge. De Fragments au dernier tome de son Journal, Charles Juliet n’a cessé d’approfondir cette quête intérieure de soi doublée du désir profond de comprendre l’autre et le monde. Alors en Nouvelle-Zélande, ce regard, par quoi a-t-il été d’abord frappé? «Par les rapports entre les gens. Plus libres et plus faciles qu’en France.» Par la quasi absence de barrières. «Dans une société aussi cosmopolite que la leur, on ne retrouve presque aucune trace de classes sociales, au sens où on le conçoit. Bien sûr, il y a des riches et des pauvres. Et des problèmes sociaux. Mais cette absence de formalisme dans les relations m’a d’emblée saisi. Les Néo-Zélandais sont affables et bien disposés avec l’étranger. Lorsque j’ai souhaité rencontrer un ancien joueur de renom, un poète ou une écrivaine, cela s’est toujours fait très facilement.»
La Nouvelle-Zélande est constituée de deux îles principales. Deux collines surplombent Lyon. Une pour prier. Une autre pour travailler. Nous nous arrêtons pour évoquer l’impression d’extrême isolement ressentie au long de son séjour. «Là-bas, on se sent en permanence très loin de tout. Presque coupé du monde. Pendant de nombreuses années, la Nouvelle-Zélande n’apparaissait pas sur les cartes. De là a pu naître un sentiment d’exclusion. Un manque de reconnaissance dont ils ont beaucoup souffert et dont, je crois, ils souffrent encore.» Charle Juilet glisse son admiration pour certains rugbymen, dont Lionel Nallet. «Lui, il est de Bourg.» Comprendre Bourg-en-Bresse, préfecture de l’Ain, département où Charles Juliet a vu le jour. Un 30 septembre 1934. A Jujurieux.
Enfance rurale passée au cul des vaches. Arraché à sa mère, il est placé dès l’âge de trois mois dans une famille de paysans suisses. A douze ans on l’envoie dans une école militaire. L’expérience douloureuse du Prytanée, temps des brimades, des violences sournoises et de l’enfance «cette maladie dont on ne guérit jamais», lui fourniront la matière de Lambeaux et de L’année de l’éveil, où on croise un jeune Juliet très dur au cuir. «Enfant de troupe, j’ai immédiatement été attiré par le rugby.» Parce que ce sport parlait autant «aux entrailles qu’à la tête.» Parce que «si l’on sait voir, on peut tenir sa place.»
Le rythme de sa respiration impose un murmure. Une voix douce, apaisée, s’écoule à mots comptés. Le vent s’engouffre au moindre angle de rue où il trouve du champ. Vent néo-zélandais, et ses bourrasques à décorner un bœuf de première ligne. «En plein hiver, on voit des fleurs de partout, pourtant, dès qu’il commence à souffler, Il n’est pas rare que des gens soient renversés. A Wellington, j’ai entendu dire qu’à cause de lui, on peut vivre les quatre saisons en l’espace de quelques heures.» Un pays dur aux hommes lesquels vont bravant l’intempérie parfois très courts vêtus. Les Néo-Zélandais auraient-ils des gènes différents de ceux du reste de l’humanité? Lorsqu’il se revoit marchant parmi eux, emmitouflé, l’écrivain serait volontiers tenté de le croire. Surtout que. «Ayant assisté à plusieurs matchs, j’ai eu le plaisir de constater que, malgré la pluie battante, le froid et ce vent, le ballon ne cessait de vivre de main en main.»
On s’attable autour d’un café. Aussi noir que le maillot de ces colosses aux pieds nus. L’obligation de victoire leur pèserait-elle sur les épaules plus que le monde en son entier et si oui, d’après lui, pourquoi ? L’écrivain aborde ce qui lui parait essentiel pour bien comprendre le lien irrationnel unissant les All Blacks à leur pays : «Les Néo-Zélandais ont un problème d’identité. Ils vivent très mal le fait d’être éloignés du reste du monde. D’en être comme tenus à l’écart.» Presque à se demander si la Nouvelle-Zélande est vraiment un pays. «De plus en plus, il me semble. D’abord parce que les cultures ont fini par se mêler, à l’exception des Maoris qui vivent toujours avec le sentiment d’avoir été spoliés. Et puis surtout parce que cette équipe des All Blacks a permis au pays de s’unifier. Qu’autour d’elle un principe identitaire a fini par émerger.»
Là-bas, le rugby est bien plus qu’un sport, «dans la mesure où chaque victoire modifie les regards que le monde porte habituellement sur ces deux îles isolées. Où l’immense respect qu’inspire les All Blacks à leurs adversaires rejaillit sur tous et contribue à renforcer ce lien identitaire. Entre les composantes de la nation néo-zélandaise et son équipe, au fil du temps, une charte tacite aurait été conclue.» Lien d’autant plus fort, incompréhensible, presque déraisonnable à nos yeux, que «bien sûr, quand la victoire n’est pas là, toute une nation se sent profondément meurtrie. Elle peut avoir le sentiment de perdre la meilleure part d’elle-même.» Comme si elle redoutait de basculer à nouveau dans l’oubli.»
* Auteur de Short Stories (Atlantica), Prière de ne pas donner à manger aux animaux (Atlantica), Dictionnaire du désir de lire (Honoré Champion), Nos guerres indiennes (Publi.net), et Nos rêves sont priés de prendre une douche froide (Jacques Flament).