Pour être la première fois champions du monde, les All Blacks s’étaient motivés à l’extrême dans leur vestiaire de l’Eden Park avant la finale. «Rappelez-vous de Nantes ! hurlaient Wayne Shelford et quelques autres. Rappelez-vous ce qu’ils nous ont fait !» C’était en 1987. Ian Borthwick avait immortalisé les propos dans Libération. L’année précédente, à Nantes, le XV de France de Champ, Rodriguez, Ondarts, Lorieux, Dubroca, leur était passé dessus. Ils en portaient les stigmates, Shelford une cicatrice sur le scrotum. Les Français, regrettaient les Kiwis, avaient tracé une ligne rouge.
Il faut avoir suivi les tournées tricolores en Nouvelle-Zélande pour savoir qu’au pays du long nuage blanc tel était le tarif. Chaque adversaire qui dépassait la ligne noire, celle du hors-jeu, avait droit à un traitement cramponné. Les joueurs sortaient, au mieux, avec le dos et les cuisses striés, parfois sur quarante centimètres. Ca s’appelait le rucking. Personne ne pleurait. Et les Maoris adoraient. Rotorua, 1989. Je me souviens d’un match entre Bay of Plenty, – terre de bucherons en ciré jaune – et le XV de France du mercredi. Tordo, Gallart, Chabowski, Roumat, Béraud et Pujolle avaient rendu la loi du talon. «Un match comme ça, dans le Championnat de France, on ne le termine pas. Ou alors à 10 contre 10, avec cinq expulsés de chaque côté», souriait le Varois Marco Pujolle, spécialiste de la génuflexion dans les mauls.
Ce jour-là, sous la pluie, tout le monde s’était régalé. Les joueurs kiwis s’étaient rendus dans le vestiaire français dès le coup de sifflet final. Les Français, surpris, ne savaient pas à quoi s’attendre tant ce match avait été âpre, euphémisme pour violent. En fait, ils venaient fièrement échanger les maillots avec un adversaire qu’ils jugeaient digne d’éloges. «On a perdu au change, se marrait Tordo, après coup(s). Parce qu’à force de leur marcher dessus, leurs maillots étaient déchirés… »
On passera sur 1999 (Twickenham) et 2007 (Cardiff) pour aller directement sur 2011. Eden Park d’Auckland. Essai de Woodcock : deux joueurs français sont retenus par le maillot dans l’alignement et les deux avants Néo-Zélandais forment écrans. Sortie de Parra : coup de genou et coup de poing simultanés signés McCaw. Pas vu pas pris hors-jeu et pas sanctionné d’un rucking non plus sur sept rucks dans les vingt dernières minutes. Pas la moindre pénalité, pas le moindre but à se mettre sous le pied. Si, quarante-cinq mètres face aux poteaux, et Trinh-Duc dans un péché d’orgueil souhaite le frapper alors qu’il ne bute pas d’habitude, et que Damien Traille vient d’entrer à l’arrière pour ça.
Se souvenir d’Auckland, donc. Agréger les injustices subies pour les transformer en énergie vitale ; sublimer le sentiment de revanche. En un mot : exister. Enfin. Après quatre ans dans l’ombre. Chercher la lumière. Bleue. Samedi soir, dans l’antre du Millennium. Imaginez ce que vont dire et penser Morgan Parra, Pascal Papé, Thierry Dusautoir, mais aussi Szarzewski, Mas et Picamoles qui étaient de l’aventure bleue sur l’île du long nuage blanc. Sentez peser leurs regards noirs. Eux savent et vont transmettre. Il est possible de faire trembler une nation par un point d’écart. Les All Blacks ne sont pas invincibles. Malgré tout ce qu’ils annoncent, ils craignent le XV de France. Depuis toujours. Pas à chaque match. Une fois suffit. Samedi ?