Samedi, soir de gloire, sacre des vainqueurs, des champions, des héros qui vont soulever le bouclier et dormir avec. Samedi, soir de finale. De titre. En parlant de titre (re)sort l’ouvrage de Denis Charvet, «La dernière passe», aux éditions du Ballon Carré. En sous-titre : «Aucun trophée, aucune médaille, ne valent une vie.» Il suffit de repenser à Geoffrey, cet ailier d’Abadie issue d’une famille de premières lignes, se jetant du haut de son immeuble. De penser à ceux qui tombent.
Le week-end dernier, à Bordeaux, place de la Victoire, un autre ailier du Stade Français, Raphaël Poulain, cheval de trait taillé comme un flanker, animait des séances d’initiation au jeu pour les plus petits. Raphaël Poulain a laissé une épaule, un bras, un testicule et un genou sur les terrains du temps de sa splendeur, au début des années 2000, quand le rugby est devenu professionnel. Il a failli choisir d’abréger son existence.
Denis et Raphaël ont eu la chance de sublimer leur mal-être dans l’art : théâtre, cinéma, littérature. Jean-Pierre Rives évoque la petite mort du sportif quand tout s’arrête et qu’il faut vivre avec soi-même quand les autres s’éloignent du ballon, qui n’est jamais que la métaphore rebondissante du vivre ensemble qui se dégonfle parfois. On pourra lire l’ouvrage signé Bastareaud, «Tête haute», lui aussi publié ces jours-ci ,qui évoque la dépression, l’alcool, le suicide. Ou celui de Christophe Dominici, «Bleu à l’âme», tombé avant lui. Mettre en perspective l’arrêt de carrière de Geoffroy Messina et sa crainte d’avoir à utiliser un fauteuil roulant. Se souvenir surtout de Marc Cécillon, livré à ses démons jusqu’à commettre l’irréparable pour les autres et pour lui.
Ce qui caractérise le rugby, sur le terrain, c’est le soutien. Celui qui sera le premier à protéger un partenaire qui tombe au sol, l’aider à conserver le ballon, gardera la maîtrise du jeu. C’est transposable hors du terrain, et c’est ce qui donne plaisir à se revoir une fois cette jeunesse terminée. Pour tout ce que l’on a partagé. Et souvent sans avoir joué ensemble. C’est aussi pour cette raison, le soutien, que le Stade Français part avec un avantage sur Clermont, samedi. Pour l’emporter comme en 1998. Geoffrey est sur la photo d’équipe. Allongé devant le bouclier. Il ne s’en est pas relevé.
Depuis deux ans, Raphaël Poulain, redressé, se bat pour trouver un financement à hauteur de 50 000 euros. C’est le salaire mensuel d’un international de rugby. Cela lui permettrait de tourner le documentaire qu’il porte en lui et dont le titre est : «Les héros meurent jeunes». Il cherche juste un diffuseur. Son idée ? Traverser la France du rugby, de Marcoussis à Capbreton, de l’usine à champions jusqu’à la tranchée des grands blessés, pour recueillir des témoignages et adresser le sien. Vital.
Il m’a dit : « Ce n’est pas vendable parce que documentaire dérange.» Il dérange parce qu’il parle de blessure, au sens de fêlure, celle de Fitzgerald en crampons ; de faiblesse, «d’aveu de faiblesse» Et ça ne branche pas «un milieu qui fantasme les héros» avec chars romains, ballon descendu du ciel, sylphides soyeuses et colosses huilés pour honorer Brennus multi-diffusé. Mais rien de trébuchant pour soutenir un documentaire sur l’enfer de ce décor.
Chacun pleure les disparitions, prématurées, d’êtres chers. Mais qui regarde autour de lui et se place au soutien des détresses ? Qui pour étayer avant que quelqu’un tombe ? Combien de burn-out ovales ou autres faudra-t-il avant qu’une loi se penche sur l’après plutôt que sur le pendant du sportif professionnel ? Que dire aujourd’hui à Raphaël et à tous ceux qui sont tombés et n’ont trouvé que quelques mains secourables pour les relever ? Que le rugby n’est qu’un sport sans prolongements ? Que les héros aux idées noires doivent nécessairement partir jeunes, quand bien même ils ne se prénomment pas Geoffrey ou Jerry ?
En marge des grandes messes ovales dans des stades gigantesques situés en zones industrielles bétonnées, au son de fanfares préfabriquées, sous des écrans géants qui donnent l’impression que le réel se virtualise, le rugby ne s’aperçoit pas qu’il est à la croisée de son histoire. Passe encore que mille crétins sifflent Bakkies Botha pour sa der, qu’un quarteron d’irascibles twittos en mal de reconnaissance harcèle tout ce qui dépasse et surtout les dépasse. On s’en accommode.
Mais quand chutent les idoles, quand ceux qu’on envoie plein fer, tête baissée, muscles saillants, commotion assurée sur cette ligne de front qu’on appelle d’avantage perdent trop, trop vite, trop jeunes ; quand les signaux clignotent ensemble, coïncidence troublante le week-end dernier, il est temps d’aller au soutien plutôt que de rester spectateur. Nous aurons très vite à répondre à cette question, et pas seulement pour le rugby : qu’avons-nous fait alors que nous savions ?